Icarus

Il fut un temps, contre vent et tempête, l’homme était né pour vivre debout au milieu des labyrinthes hostiles. Il se releva afin d’en juger leurs lointains replis. Dressé face à l’horizon, il était prêt à fuir le moindre tonnerre avec ses semblables avant que le ciel ne leur tombe sur la tête. A présent ce n’était plus la crainte de la faune sauvage qui le poussaient à voir loin. Rares ou mortes, des bêtes ne survivaient que les rampants aux écailles cuirassées et autres bestioles apyres, cafards affamés, fourmis belliqueuses et acides. Les océans se réduisaient en flaques de chagrin, les glaciers se ruinaient en verticales abysses. En ville, les gratte-ciel fondus ployaient en chiasse urbaine, molle et obscène. Tout en surface n’était que magma de béton. L’atmosphère brûlait, les deux frères soleils, Moros et Ethra prenaient en étau cette terre. Elle était mêlée de près à leur guerre.
Comme des musaraignes, les gens se traînaient sous terre, et cela chaque année d’un palier souterrain à l’autre. Le trauma était tel qu’au fil des générations, ils avaient appris à ne plus courir le risque de perdre la vue en levant les yeux au ciel. Et naturellement un jour naquit l’homme qui ne pouvait plus se défaire de la posture acquise. La tête penchée vers le sol, les membres tordus, et l’allure voûtée du pin parasol s’épanouissant en plein vent. Malheureusement, les hommes ne faisaient jamais plus de vieilles branches. Leurs dynasties s’étaient tassées, ils se croisaient tous sans pouvoir se regarder, peuple de bosselés les yeux rivés au pied.
Leurs silhouettes ne se délieraient pas avant l’achèvement du mur entre ciel et terre, une rétine technologique qui leur permettrait de voir le soleil en face, tampon qui absorberait une partie des rayons destructeurs pour tenir un peu, un millénaire ou deux encore ? Les juvéniles s’affairaient à la construction du mur, service civique sacrificiel de leurs jeunes annés. Ils se brûlaient, bubonnaient. Et s’ils arrivaient à survivre au-delà de cinq ans, ils monteraient en grade, en confort et en temps de respiration encore. Les plus vieux s’offraient un coin de paradis dans les colonies extraterrestres, loin de ce monde de feu.
La voûte prenait forme : par son derme de métaux aux alliages ignifuges, elle encaissait le rayonnement tout en se nourrissant de sa source. Sa transparence fumée offrait une fenêtre sur l’enfer auquel les enfants d’Héphaïstos échappaient. Cette coquille vitrifiée nécessitait un système de refroidissement élaboré, une sophistication au cœur du système endothermique que l’on appelait la Cathédrale. Sygma faisait partie du trinôme qui y était assigné.

Un jour de grande tempête solaire, le sable brûlant s’infiltrait du sous-sol avoisinant le dehors et se répandait dans les niveaux inférieurs, provoquant corrosion et surchauffe. A l’alerte générale, Sygma descendait avec flegme vers son hublot. En traversant le couloir vitré, il en profitait pour admirer les aplats orangés et martiens de l’atmosphère qui se miroitaient sur les bâches métalliques au sol. Protectrices du plancher terrestre, elles commençaient déjà à fondre. Fouettés par les rafales de poussières caustiques, quelques bipèdes sanglés dans d’épaisses combinaisons se hâtaient à finir l’installation de nouvelles pièces au plus près des irradiations. Sygma soupirait de contentement. Aujourd’hui ce n’était plus à lui de revêtir le scaphandrier du feu. Passé les tâches sidérurgiques, il était monté en grade et amené vers des missions moins dangereuses que les précédentes. En chemin, il croisa le pas rapide de ces congénères, les reconnaissant à leur allure, leur boiterie, ou l’usure de leurs bottes tout comme celui de leur respiration qui résonnaient dans le souterrain. Chacun se fréquentait sans jamais pouvoir se saisir d’un visage, et c’est à peine s’ils connaissaient leurs noms. On ne parlait guère tant l’air était précieux. Ils les entendaient tousser, cracher. Des petits agglomérat de sang et de goudron tapissaient les bas de pantalons. Et lui Sygma s’en sortait bien : pas la moindre petite inflammation cutanée, pas la moindre petite toux persistante ne venait à bout de sa sérénité. Ainsi il en venait à oublier que dans cette fourmilière, si l’on ne meurt pas à vingt ans d’une sarcoïdose carabinée, on s’en sort plus boursouflé qu’un saule bouffé de chancre noir. Mais au bout de cette peine, heureux comme un crésus métastatique, il décrocherait sa chance d’aller au paradis : les survivants se réservaient la retraite dans une colonie spatiale, en renfort sur des sites d’extractions menées par la Diligencia.
Pour Sygma ce n’était qu’un rêve lointain. Il savait d’avance qu’il ne ferait pas partie de la génération qui décrocherait le mur. Il préférait divaguer dans le labyrinthe de songes qu’alimentait la Cathédrale. Sygma aimait à s’imaginer une fenêtre sur la nuit qui couvrait les espaces célestes inconnus et infinis. Sous cette cloche de rêve, les quelques lueurs électroniques scintillantes au fond de l’obscurité lui suggéraient d’autres mondes que ces paysages basalte, aux confins de la galaxie. Dans leur morne galerie, il s’accrochait aux actualités des colonies, des trouvailles et des nappes d’eau qui seront extraites sous les glaces d’Europe par des navettes éphémères, à l’évolution des ophidiens survivants dont la résistance des écailles inspiraient de nouvelles technologies. La qualité des matériaux de la voûte viendraient encore à s’améliorer, tout comme il présageait que la Diligencia s’affairait aux quêtes de terrains moins hostiles sur d’autres exoplanètes circumbinaires. Il donnait un horizon à sa vie, et mettait un point d’honneur à partager sa liesse pour la survie morale des troupes. C’est ainsi qu’en service, il réanimait ses camarades de leur lente agonie, et en retour, il était fort apprécié. Il apparaissait toujours solidaire envers les autres malgré leurs conditions épouvantables, comme si l’énergie ne lui manquait jamais et que cela l’eut préservé de partager leurs maux. Dans ce monde avare en paroles, si peu demeurait empathique comme lui. Car Sygma accédait à l’esprit des autres. Il entendait les pensées, demandes, détresses, douleurs. Autrement, ça n’était jamais plus élaboré que du langage technique. Ainsi, en trinôme il avait l’habitude d’anticiper les demandes de ses acolytes. Il devançait leurs tâtonnements, cernant les penchants de leurs vulnérabilités. Il avait rapidement compris que personne d’autre ne semblait partager ce type de cognition. Inquiet de se différencier par cette faculté, il se faisait discret et n’ en usait jamais à mauvais escient. Et secrètement, loin de la science et des techniques, il rencontrait d’autres savoirs subtils en apprenant des aléas humains. Ainsi, une autre raison le poussait à se rendre à la source d’abattage : l’amitié, une denrée plus rare que l’eau qui le nourrissait plus que tout espoir. Pendant ce temps il pouvait s’oublier sur la planète enfer.
Chaque jour, il rejoignait les membres de son trinôme, Pi et Thêta. Il traversait les parties vitrifiées du dôme, les Serres, jusqu’à l’enclos de la voûte, étoilée de composants électroniques : la Cathédrale en était le cœur battant. Elle contenait le système de refroidissement, contenue sous une coupole sombre et tamisée parcourue des constellations fugaces et mouvantes du réseau. Bercé par les vrombissements des turbines et cliquetis aigus robotiques, il n’entendait pas les râles de ses amis, de plus en plus prononcés chez Pi. En preuve, les flaques de crachats sanglants dans lequel il s’allongeait lorsqu’il était à l’œuvre sous l’entassement de fibres et de faisceaux en gaines. Pi veillait sur le mouvement parfait des énormes rouages dans la partie ouest de la Cathédrale qui alimentait la soufflerie. Comme il bubonnait à vue d’œil, Sygma anticipait au mieux en intensifiant son propre travail, afin de venir seconder les tâches du malade. Si le système venait à s’éteindre ou à tomber en panne, il leur serait très dur de le réactiver. Le matériel viendrait à fondre, à accumuler bien plus de chaleur. Chaque secteur serait rapidement voué à l’asphyxie, et tous mourraient sous les nuées ardentes. Il ne resterait plus du dôme que des catacombes.
Pour se distraire des raclements écorchés, Thêta se concentrait sur les alternances de codes qui ponctuaient le réseau. Il ne savait pas que Sygma ne pouvait échapper comme lui à ses signes de mort. Il entendait en lui des cris déchirer le silence. Et chaque jour un peu plus, les lèvres de Pi passaient au bleu, l’air ne pouvait plus se frayer un chemin sous les colonies de cellules dégénérées. 
Un jour, il finit par s’étouffer dans son propre pus. Remplacé sur le champ, un autre pointa à sa place, il s’appelait Mu. Intimidé, perdu peut-être, le nouveau restait mutique. Il traînait le pied, souvent immobile. Ils se demandèrent s’il était sourd, voire même un peu arriéré. Il faut dire que la génétique et le peu de stimulation et d’interaction sociale n’arrangeait rien à l’avenir de l’espèce. Ils se montrèrent patients, soucieux de lui laisser le temps de s’accorder au diapason de la Cathédrale.  Mais il restait fermé et oisif.  Alors la charge du labeur s’intensifiait pour les deux camarades. Chacun soufflait son mécontentement afin de le presser. Mais ce n’était jamais frontal ni explosif, dans ce monde où depuis bien longtemps plus personne ne pouvait se regarder dans les yeux. Seule solution, le dénoncer à la source : la Diligencia. Sygma capta au vol  l’émergence de cette pensée chez Thêta, qui avait fini par s’agacer et s’indifférer de la présence de cet inutile copilote. Faisant mine de partager son indifférence, il persista à sonder l’esprit de l’inconnu. Pas la moindre petite vibration en écho vers son sonar mental auquel personne jusqu’ici ne résistait. Il ne comprenait pas la raison de cet encéphalogramme plat.

Les journées défilaient péniblement. Thêta devint malade à son tour. Ses éructations se chargèrent de sanguinolences. Sygma comme à son habitude cherchait à se détourner de ce détail, se préservant d’anticiper le moment fatidique.
Il entendit résonner dans sa tête :  Il ne montera jamais en grade, Il restera ouvrier du dôme jusqu’à ce que le cancer le colonise lui aussi.
Un frisson glacial parcourut l’échine voûtée de Sygma. Il ne savait pas d’où provenait cette voix intruse. Thêta s’affairait aux rouages, et Mu se trouvait stoïque devant les jeux clignotants d’un recoin de la cathédrale.
Suis-je en train de devenir fou, se demanda Sygma.
Il rationalisa. Après tout, le départ tout frais de Pi devait lui taper sur les nerfs. Et puis la perte de Thêta le conduirait à devenir seul capitaine à bord, face à un nouveau venu qui aurait encore tout à apprendre et un second inutile qui aurait pu tout aussi bien rester dans son hublot. Il y eut une époque où ils étaient une dizaine à faire tourner la Cathédrale sur un seul service, pour un roulement de trois équipes. Surmortalité oblige, nécessité de réduire les effectifs :  sans Thêta, la mission lui serait impossible. D’ailleurs il trouvait étonnant que la hiérarchie ne vienne éjecter l’indolent au vu du ralentissement conséquent et de la menace d’une panne générale du système. N’avait-on rien remarqué là-haut ?
Thêta s’affaiblissait sérieusement. Les pertes de sang insidieuses et quotidiennes tapissaient les ourlets de son uniforme. Sygma ne lui laissa plus le choix. Il en vint à se saisir fermement des commandes de la plateforme pour lui faire comprendre de ne plus y monter. A présent, c’était à lui de devenir le référent du système thermoélectrique afin de leur éviter de finir rôti sous terre. Thêta le gratifia d’une amicale tape sur son épaule saillante.
Sygma s’allongea sur l’échafaudage pour une ascension spectaculaire sous le firmament de verre de la Cathédrale. La transparence étudiée tamisait le ciel ardent du dehors en un bel indigo nocturne. Avançant vers le circuit électronique, Sygma admirait de plus près ce vitrail animé d’éclairs et d’étoiles filantes, galaxies d’électrodes et d’accumulateurs mouvants, petite miniature sous verre. Aujourd’hui il s’en sentait le petit maître.
Son regard n’avait jamais exploré d’aussi grand périmètre avant d’épouser cet observatoire horizontal. Dans cette posture radicale, il prit conscience de sa cécité et du champ des possibles jusqu’à en avoir la nausée.
Sans crier garde, le socle où il reposait se remit en marche et le rapprocha dangereusement du plafond ignifugé. Sygma risquait de finir écrabouillé. Il s’agitait en essayant d’appeler à l’aide, de sa voix faible. Le langage articulé n’était pas le fort de cette civilisation, et le temps que Sygma arriva à jargouiner quelques voyelles, Thêta confiant fut sur le feu : à son contact il était rare que les machines se montraient capricieuses, tant il en comprenait les secrets et les susceptibilités. Il tira sur le levier du plateau. Celui-ci ne répondait plus. Il s’empressa de désactiver le mécanisme de la plateforme par l’ordinateur central. Haletant, il pianota sur le clavier qui, participant à la grève décidait de ne plus répondre non plus, laissant Thêta complètement désemparé. Sygma impuissant et désespéré aurait tout donné pour lui hurler de se rendre au pôle d’extinction générale à l’autre bout de la pièce. Cela était peine perdue, devant son camarade qui n’en avait pas le réflexe, il n’aurait ni le temps ni la capacité de déglutir, car à présent, il pouvait sentir la pression du verre de la voûte lui écraser la gorge.
Soudain tout s’arrêta. La Cathédrale fut plongée dans le noir total. Silence, extinction du jeu de led. Les machines s’ensommeillèrent. La coupole se ralluma sur le champ, redémarrage de tous les systèmes. Mu venait de sauver Sygma d’un abominable trépas. Après quelques minutes de réactivation, Thêta poussa encore une fois le levier, et l’échafaudage descendit laissant les deux compagnons encore sous le choc et l’incompréhension. 

Le jour d’après reprit son apparente normalité, comme s’il ne s’était rien passé. Mu restait dans son coin, Thêta crachait son sang, Sygma forcené rattrapait le travail du jour précédent : réparation des pièces altérées de la plateforme, contrôle du bon fonctionnement de la centrale, gestion du flux énergétique des carburant en libre circulation, transmission des demandes de matériaux, liaison et intégration des coordonnées des nouveaux segments du dôme à refroidir… beaucoup de tâches exigeait sa concentration mais il ne pouvait échapper au trouble. Comment Mu, à peine débarqué ici, avait-il su désactiver le système alors qu’il n’en fichait pas une ? Bien plus observateur que le benêt qu’il se donnait à jouer, il avait appris cela sans rien toucher !
On ne le croirait pas, n’est-ce pas ?
Une parole résonna encore dans son esprit. Il n’y avait plus aucun doute, cette voix impertinente désinvolte était celle de Mu.
Comment as-tu fait ?
– J’ai entendu ton conseil. Extinction du pôle central. Je suis comme toi Sygma. J’entends le blabla et la grogne des autres en moi.
Il réalise qu’il n’a jamais rencontré le moindre liseur de pensées et que c’est bien la première fois qu’il communiquait de cette façon-là. Mu rétorqua télépathiquement : – As tu croisé d’autres télépathes, jamais ?
– Jamais à part toi… mais maintenant que tu parles…
Sygma fut pris de colère. S’il n’oubliait pas qu’il venait de lui sauver la vie, c’est aussi lui qui sabotait leur affaire. Il allait lui en toucher deux mots, bien placés en esprit, quand Mu impertinent, lui grilla la politesse.
– J’ai constaté un autre point remarquable qui nous différencie des autres et nous rend si semblables. As-tu déjà constaté sur ta peau une petite lésion, un petit bouton ? Pour moi, pas la moindre croûte sur mon visage. Nous sommes bien frais pour des gens de notre âge, c’est plutôt une chance par les temps qui courent.
Sygma tâta son propre visage.
Si tu ne me crois pas, ajouta-t-il, mets donc un pied dehors. Tu y gagneras une rougeur au pire !
Sygma ricana.
– J’en ai fini avec le scaphandre du feu, ce ne serait pas pour y retourner. Tu veux me faire croire que tous les deux, nous serions de drôles de machines.
Il profita de ce rebond pour l’invectiver au travail.
A ce propos…
Les machines ne pensent pas. Nos camarades non plus. Mais il semble que notre capacité à communiquer et notre santé soient le meilleur des fruits pourris de cette évolution d’abaissés. Nos géniteurs nous ont dotés malgré eux d’un sang de fer. 
A présent ce fut un des rouages géants qui ralentit son roulement. Sygma devait rapidement y accourir.
Sygma, à ce propos tu as à faire. Et je tiens à te dire que moi aussi, depuis que je suis arrivé ici, je suis particulièrement absorbé.
Sygma faillit pester d’un vif souffle et se retint. Prétentieux, provoquant, voilà que Mu l’ouvrait en se montrant sous un jour particulièrement antipathique. Son individualisme agaçait Sygma mais alimentait sa fascination. En songeant à nouveau à cette incroyable similarité, Sygma prit conscience qu’il ne se rappelait plus s’il avait eu un frère. Et que dire des souvenirs de ses parents même ? Il n’y avait que de vagues reflux d’images, le torse paternel et son signe de main au hublot quand il partit pour la première fois à l’école du dôme. Enfant il y vivait sur place coupé de ses proches. Beaucoup autour de lui disparaissaient. Les premières années s’écrémaient dans la foule de gosses : réorientés, inadaptés, mais surtout ils mourraient. Ils ne s’étaient jamais demandé où ils partaient tous. L’idée qu’il y eut d’autres télépathes ne lui avait jamais effleuré l’esprit, mais il fallait bien reconnaître qu’il n’avait jamais souffert des mêmes problèmes organiques que les autres. Il n’était même plus sûr des souvenirs de sa famille, chargés de si peu d’affectivité. Pour la première fois, cela le rendait triste

Le lendemain, reprenant sa routine endiablée, il en profita pour glisser quelques pensées à Mu durant son travail :  – Je me rends compte que je n’ai plus de trace mnésique de ma famille.
– Comme nous tous ici-bas. Nous avons été précocement affiliés à l’intérêt du Dôme.
– Ils sont sans doute aux confins de ce monde à l’heure qu’il est. Ils auront évolué. Et un jour j’espère, ce sera notre tour. Ça me fait drôle de me dire que ce sont tous des inconnus à présent. Toi avec ta télépathie, as-tu déjà cherché à les retrouver ?
– Illusoire. Ils ne sont surtout plus de ce monde.
Sygma sentit un coup de coude lui rentrer dans les côtes. Thêta alerta Sygma : une des bobines adjacentes à l’espace de refroidissement venait encore de se percer.  Elle ne pouvait plus assurer la moindre conduction. Sygma s’attela à aider son camarade à la regainer. Mais son esprit restait suspendu à la dernière déclaration de Mu. 
Les mécanismes de la grand porte de la Cathédrale s’éclairèrent, son alarme retentit. L’heure des transmissions avait sonné. Douze arrivants accoururent, chacun référent d’une des expansions de la toitosphère. Les aires qu’elles recouvraient pouvaient se compter en vingtaine de kilomètres carrés. Quand un segment venait d’être posé, celui-ci devait se connecter sur le champ au système central pour permettre instantanément la régulation thermique et empêcher sa destruction. Chacun donna sa clef de coordonnées et les deux camarades de la Cathédrale filèrent pour refroidir les structures qui fondraient sans cette mesure. Une fois les différentes zones activées sans mauvaise surprise, ils se laissèrent porter par cette émulation collective, félicitée par Sygma. Pas un instant ils n’eurent remarqué Mu dans son coin, loin de leurs réjouissances. Pendant que Thêta souffreteux mais tout aussi enjoué, peaufinait la mise à jour des nouvelles données de couvrance, Sygma reprit ses activités et le fil de sa petite conversation privée : – Il n’ y a que toi qui t’en fiche Mu. Rien ne t’atteint et je me demande bien ce que tu fous ici, à part nous déprimer.
Sa réponse fut glaciale.
-Je n’en peux plus de voir les gens crever. J’ai bien essayé de mourir en prenant un bain de soleil. Il n’a fait que me noircir. Tu veux toujours savoir pour ma famille ?
Sygma tendit son oreille interne pour écouter son histoire. Avant son dernier voyage, le père de Mu, à l’article de la mort, avait déjà tenté de le mettre en garde. Prémisse du doute. Quant à sa génitrice, il ne l’avait jamais connu. Après avoir atterri à l’école du Dôme, il constata rapidement que l’amitié était source de souffrance. Il ne pouvait pas s’attacher à grand monde sans en souffrir : à peine apprivoisés, ses petits camarades tombaient les uns après les autres comme des mouches. A partir de là, il renonça à la duperie du paradis extraterrestre promis pour lui et pour leurs rares descendants. Sygma lui demanda s’il avait su alors où ils partaient tous.
– Je ne pense pas que tu sois prêt à le savoir.
Sygma le harcela, mais Mu arrêta là sa confidence. Pour la première fois, la curiosité du jeune télépathe prit le dessus. Il tenta de pousser à bout son camarade, trop bien barricadé pour céder sur son silence. A chaque fin de service, Mu avait déjà filé on ne sait où. 

Aux jubilations des transmissions de l’expansion de la voûte du jour suivant, tous riaient sauf Sygma qui entendait les sarcasmes du mutique : – Peaux mortes, chairs à ulcères vouées à crever pour le Dôme voilà ce qu’ils sont tous.
– Toujours la même chanson, sans que tu serves à grand chose. Thêta a raison depuis le début. Nous envisageons de te faire changer de section.
–  Une fois que la maladie aura raison de lui, on en fera du carburant ou de l’engrais. Et toi, de plus en plus esseulé quand tous finiront par succomber chacun à leur tour. Alors tous les deux, nous nous retrouverons un jour ou l’autre, à gravir les échelons sans plus personne et nous mourrons.  La même substance que tous les autres, mais en plus long.
– Mais si nous faisons tout ça c’est pour…
– La voûte ne sera jamais achevée.
– Tu passes ton énergie à conspirer. De l’engrais…
songea Sygma décontenancé. Mu, si je reconnais que tu sais lire les pensées, cela ne fait preuve de rien ! N’essayerais-tu pas de me distraire d’une fable pour justifier ton oisiveté ?
– Je n’ai rien à prouver. Mais je le pourrais. Cela fait tellement de temps que j’enquête en profondeur et en détail, que je peux exactement te dire quelles sont les zones qui se sont étendues aujourd’hui et celles qui le seront demain. Je sais que tu t’attelles à la Cathédrale depuis douze cycles, ta place est bien gardée quand on mesure ton aptitude à la polyvalence et ta perspicacité dans les problèmes d’électromécanique. Des choses que je ne maîtrise pas encore moi-même, sans complexe. Cependant je constate que certaines arcanes t’échappent au sein même de ton lieu de travail. Plus tard, tu comprendras la raison de mon étude.
Sygma chercha la provocation : Et si je décidais de te dénoncer avant cela?
– A la Diligencia ? Nos vies sont sacrifiées pour cette poignée de pékins impuissants qui planent au-dessus de nous depuis que les soleils sont fous. Cela fait bien longtemps qu’ils ne mettent plus le pied ici, scientifiques, gens de la Source. En réalité, il n’ y a aucune chance pour qu’un ouvrier du Dôme ne survive jusque là pour partir. Mais c’est la belle histoire qu’ils nous font croire pour nous achever à petit feu, tout en continuant de sucer ce qu’il reste de nos os. Ainsi ils poursuivent l »expérimentation des technologies du Dôme et la résistance des matériaux en vue de coloniser d’autres planètes de feu et de glace. Dénonce-moi si ça te botte, avec moi disparaîtront tous ces secrets une fois qu’ils m’auront eu.
Sygma allait toujours à la confrontation, sidéré et sur la défensive :  – Pourquoi ne rien dire aux autres ? Pourquoi décides-tu de tout garder pour toi et laisser faire ça ?
Le travail à la chaîne en vue de progrès qui n’arrivent pas, l’invasion des tumeurs dans notre gorge et dans le cerveau, cela bouche bien l’esprit et la parole. Je sais des choses et bien trop de choses. La Diligencia est déchue mais ils nous surveillent encore. J’en ai connu quelques rares autres, moins courbés que toi, sains, télésthèses. Dans les hautes sphères, les germes d’une nouvelle humanité ça se remarque rapidement ! Ils nous isolent parmi les autres, et si nous faisons trop de bruit, ils nous font jeter dans les fours métallurgiques sans prendre la peine de nous achever. Ironique fin, ingrédient secret de l’alliage… moi j’ai su passer entre les filets. Et c’est pourquoi je t’ai sauvé.
– C’est pour cela que tu m’as sauvé ?
– On est pareil Sygma, faits du même bois. Nous savons penser et nous sommes résistants aux rayons. Et j’ai besoin de toi comme tu auras besoin de moi… j’ai un plan pour nous sauver, à condition que tu me couvres ici encore un peu.
Suspendu entre effroi et l’envie de récuser ce délire, un instant Sygma voulut scruter le visage du trublion pour en avoir le cœur net. Saisir une part de vérité sur cette peau qu’il prophétisait sans défaut. Alors il s’infligea un effort considérable, celui d’aller contre la nature de sa colonne vertébrale, saule pleureur de l’ancien monde. Il sentit l’atroce douleur de ses omoplates qui craquaient. Sa nuque tremblait fébrilement pour capter le teint de cet inconnu moins penché que lui. Ses yeux de taupes croisèrent de beaux iris noirs. Il releva sa peau sans érythème, lisse et cuivrée, parfaite. Il ne lui avait pas menti. Mu posait son regard grave sur lui : tu me crois à présent.
Sygma restait perplexe. Les œillères de l’espoir lui avait permis jusque-là de s’inventer une vie possible, mais voilà que tout volait en morceaux en une promesse d’apocalypse. Pourtant il subsistait encore une frontière à cette réalité qu’il n’arrivait pas à franchir. A la sortie de son service, le souvenir de la voix de Mu résonnait en lui : 
Dressé à baisser la tête pour ne pas voir la vérité en face.
Regarde le soleil et tu comprendras ta destinée
rien n’arrivera.

Il était tenté de le vérifier à nouveau, mais pour cette fois il n’eut pas le courage de franchir le sas du souterrain et mettre le nez dans les vapeurs brûlantes qui baignaient la surface.
Mu prolongeait son enquête dans son apparente inactivité, son dessein restait énigmatique pour Sygma. À quelle combine allait-il le mêler ?
Au fil des jours le travail se ralentit. Leurs longues conversations télépathiques distrayaient Sygma, moins concentré aux tâches qu’il avait fini par considérer vaines. Il en apprenait chaque fois un peu plus sur la Diligencia, ce clan de dirigeants et de scientifiques partis depuis bien longtemps, au début de la catastrophe. Il remarquait que s’il n’y avait toujours eu que peu d’agent de contrôle, le système était en partie régulé par des coordinateurs, des gens comme lui au Dôme, qui ne faisaient jamais long feu. La grande Absente n’avait guère besoin de plus, elle observait de loin le fil fragile de leur existence, trop préoccupé à maintenir la voûte du dôme et à économiser le moindre souffle d’oxygène plutôt que de se rebeller. C’était là le piège de leur aliénation.
Thêta remarquait que son serviable compagnon semblait moins disponible et attentionné, perdu dans ses pensées. Il ne prenait plus la peine de partager les nouvelles des colonies ou d’autres espoirs et anecdotes qu’il faisait surgir dans les moments de découragement. Il ressentait l’aura inquiétante et cette étrange influence que le nouveau venu avait sur lui.  Décati mais attentif, il réservait ses forces pour tenir debout, mais il tenta de l’interpeller se saisissant des épaules de Sygma, le secouant légèrement. En pensée, ce dernier ressentit son inquiétude et sa désapprobation. Le secret était trop gros, Thêta ne comprendrait pas se raisonna-t-il.
Ne lui en parle surtout pas ! gronda télépathiquement Mu. je suis encore loin d’en avoir fait le tour, il y a encore quelques zones qui me résistent. Ton ami se doute de quelque chose. Il va falloir que tu reprennes les choses en main. Couvre moi encore le temps que je termine l’exploration de la Cathédrale. 
Agacé, il allait lui faire la morale qu’il travaillait encore pour trois et qu’il se demandait après quel chimérique lièvre celui-ci courait depuis si longtemps.
Sois patient. Je te promets que ton acharnement va payer. On va se tirer de là et se payer la nique face à tous ceux de la haute.
Sygma regarda tristement les bottes sanglantes de Thêta. Il ne pourrait pas l’abandonner à son sort. 
– N’y pense pas, il va bientôt mourir.
– C’est injuste


Au moment du roulement des équipes, Mu traîna Sygma vers le coin de la Cathédrale où il stationnait toute la journée. A l’insu des autres, il lui dévoila une trappe sur le côté, dans des méandres de câbles qu’il écarta de ses mains. La ventilation gelée leur mordit le visage. Le camarade télépathe l’invita à se glisser dans cet amas, et ils rejoignirent un tunnel métallique et polaire, tout aussi encombré. Leurs lourds godillots de travail résonnèrent sur des marches ferrailleuses d’une échelle interminable et étroite, et ils se donnèrent du mal, avec leurs mains engourdies par le froid, à pousser une lentille d’acier tout aussi massive. A deux ils n’étaient pas de trop. En dépassant ce dernier obstacle, Sygma n’en crut pas ses yeux. Ils baignaient dans une lumière marine, un bleu profond et apaisant, le cœur du Dôme. Il ne comprenait pas que cette zone lui ait aussi facilement échappé.
Je savais que je pouvais faire de toi mon allié. Grâce à toi Sygma, nous voilà au-dessus de la Cathédrale. Dans le faux-plafond exactement.
Sygma en était épaté. Il admirait cet aquarium d’éther aux froids rayonnements de plasma, tels des filaments de méduses de l’ancien monde. Il songeait aux planètes bleues, aux ondes de milles ressources et de vies microscopiques : crustacés, planctons étoilés, phosphorescences miniatures, animaux bizarres aux contours fluides suivant le courant, dans la spirale de la danse de la grande voie lactée.
Tu n’as pas tout vu. Si tu levais la tête.
Sygma soumit son squelette au supplice d’une posture forcée. Le temps d’une minute, il déroula sa colonne et le haut de sa nuque pour décrocher une fraction de seconde de la merveille promise par son ami. Il ne lui avait pas menti !
En suspension à quelques mètres au-dessus d’eux, une petite navette aux arrondis elliptiques les surplombait, nimbée de l’aura d’un de ces dangereux astres frères. Sous le filtre protecteur du dôme, ils ressemblaient à deux lunes marines. La machine rutilante les éclipsait largement. La forme et ses reflets de cuivre du vaisseau persistèrent derrière les yeux clos de Sygma qui se demandait s’il était en train de rêver.
Un des rares bolides de la Diligencia. Je l’ai cherché pendant longtemps. En croisant les monologues intérieurs quand je rentre de service, j’entends les rumeurs et les préoccupations des travailleurs, je sais quel trinôme s’occupe de pièces, tel autre des tests de résistance, un autre du signal radar et de la physique frottements mécaniques, les disciplines spatiales… j’ai fini par déduire où on l’entreposait.
Sygma ressentit du respect pour celui qui avait été si souvent l’objet de sa colère, celui qui ferait sa grâce. Sous ses allures de statue de sel, Mu savait dissimuler sa qualité de stratège, sans jamais laisser présager de tout ce qui fourmillait dans sa tête, son observation et son appétence pour les sciences techniques si diverses et variées. Il était l’œil du Dôme, il aurait pu soulever des montagnes, mais à quoi bon titiller un peuple sur le point de partir en fumée. Ils échapperaient à cette fournaise pour une des très lointaines grandes bleues des mythiques colonies. Sygma constata à nouveau la qualité de l’engin. Très étroit, il y avait de la place pour deux passagers blottis et le reste se dédiait à la contenance des vivres, et à deux grands réservoirs d’oxygène et d’hydrogène. Ce fut loin de refléter le tout confort, car la navette n’était pas faite pour un grand voyage. Le périple s’avérerait épineux. Mu l’informa sur les conditions de décollage : – Nous ne pourrons pas décoller à n’importe quel moment pour éviter l’usure précoce du matériel sous les rayons. Il nous faudra attendre que la distance entre notre terre et ses soleils soit au plus distale. Ainsi moins de parasitages à la propulsion qui pourraient nuire à la stabilité d’éjection des gaz et à l’intégrité de la tuyère.
– Et les réserves ?
demanda Sygma avec son réflexe d’intendance. Si le vaisseau est prévu pour conduire aux colonies, seront-elles suffisantes pour tenir jusque là ?
Pour une fois, Mu ne semblait pas si serein. Il reconnut qu’il ne maîtrisait pas son affaire.
– C’est sûr qu’il n’est pas calibré pour un long voyage. Tout est incertain et c’est notre ultime chance. Mais une fois sur place, nous survivrons mieux à unir nos forces. 

Le pacte était scellé. Ils avaient conclu qu’ils attendraient quelques cycles, le moment où la terre serait au point orbital le plus propice pour le décollage. Cela leur laissait le temps de jauger des systèmes de navigations et de leurs apprêt.
Thêta faisait mine de vérifier les codes de l’ordinateur central, le souffle rauque, et le bas de son visage rugueux en sang. Proche du trépas il n’en aurait plus que pour quelques jours. Il avait encore un œil sur Sygma, au travail sur la plateforme. A l’horizontal, son regard épousait une dernière fois le ciel de verre et ses constellations de led sur l’échafaudage qui montait. Son cœur palpitait de savoir que tout là-haut résidait la clef de leur évasion : la navette qui les attendait était juste derrière le plafonnier électronique. Il sortit de sa rêverie quand il remarqua que le plateau traître avait repris son mouvement et le propulsait vers le toit. Mais cette fois-ci il ne revivrait pas le même cauchemar, se dit-il, car il savait que ses deux compères étaient briefés sur la faille. Tous deux connaissaient maintenant l’accès au pôle de contrôle, aussi coûteuse que soit la solution, il en allait de sa vie. De longues secondes passèrent, aucun camarade ne l’aidait et ça s’agitait sévèrement en bas. Il ne pouvait pas tourner la tête, seuls les grognements de Thêta lui montaient aux oreilles. Des cris de douleurs, et des coups contre les cloisons et le sol !
Mu ! Que se passe-t-il !
Personne ne vint à son secours comme s’ils étaient occupés à se battre.
Réagis bon sang ! Je vais mourir !
Cri. D’un coup, la plateforme chuta violemment en bas et tout le corps de Sygma vacilla sous le choc. L’atterrissage lui causa de grandes douleurs. Il découvrit un Thêta pantelant, accroché au levier de la machine, il lui  sacrifiait son dernier souffle : – Il a voulu te tuer Sygma !
Mu avait disparu. 

Après le drame, deux nouveaux ouvriers se présentèrent à la Cathédrale. Sygma fut prévenu par un des nouveaux préposés, Lambda : – Abandon de poste. Par sanction, l’agent Mu sera dégradé et affecté dans une autre section.
Lambda et Zêta étaient à l’affût de la moindre manipulation de leur camarade. Pour faire leurs preuves, ils cherchaient à engager leurs premières initiatives. Sygma figurait pour être à présent le plus ancien et le plus apte au commandement. Il fixa ses pensées pour ressentir celles des autres : opératives,  pression d’être à la hauteur pour cette première journée, ils ne se rendaient pas compte qu’il épiait leurs pensées. Ils ne semblaient rien savoir de l’histoire de leurs prédécesseurs, comme si tout cela n’avait jamais existé. Si Mu avait raison, la Diligencia cherchait à les isoler. Pas de risque de résistance, ni de soulèvement. Mais pour continuer leurs desseins, ils avaient besoin de lui, le référent de la Cathédrale jusqu’à sa gradation. Et que serait devenu Mu ? Quand il se rappela de son récit inquiétant sur le sort cruel des personnes exécutées par la Diligencia, il fut parcouru d’un frisson d’horreur. Mais il n’était plus le temps de s’appesantir en affliction et en calamités. Ils n’avaient pas fait tout cela pour rien. Les astres étaient bientôt alignés. L’aphélie attendue se révélait.
Sygma n’avait jamais été aussi droit. Il se sentait dangereusement libre, comme s’il fut délesté du poids de la mort en accédant au paradis bleu et humide de ses rêves. Il s’était fait son monde quand il était élève à l’école du dôme. On lu iavait présenté les anciennes biosphère miniatures sous sphère de quartz, ces corps de créatures aquatiques sous cloche : minuscules batraciens, poissons à dents, plantes à papules et merveilles végétales victimes d’extinction. On leur faisait miroiter qu’ils pourraient renouveler ce monde une fois que la voûte serait achevée. Un jour, il sentirait cette texture impalpable et froide au creux de sa main. Il s’enivrait tout autant à l’idée de se rapprocher du ciel. Les étoiles et les exoplanètes ne seraient plus des diodes clignotantes. Peut-être pêcherait-t-il des retours de sonars perdus dans l’espace. Il se ferait le navigateur solitaire quand bien même il ne s’était pas imaginé sans Mu. Seulement, il lui subsistait encore une question. Thêta accusait Mu de vouloir le tuer. Pourquoi si prêt du but, dépendant l’un de l’autre, Mu aurait-il fait cela ? Thêta n’avait jamais pu blairer Mu, et à l’agonie, il pouvait avoir envie de régler ses comptes avec lui. Sygma n’en savait rien, et peu lui importait à présent de savoir s’il avait été un faux ami. Qu’importe si ce renard s’était bien joué de lui, dans ce cas le sort l’aurait rattrapé. Il ne le saura jamais. Et maintenant il avait la navette pour lui tout seul et en quelque sorte, il en tirait avantage : le réservoir plein, suffisamment de largesse en confort, et quantités de provisions. A point pour le trajet d’une seule personne jusqu’aux colonies finit-il par raisonner.
Il ne voulait plus penser ni à Mu, ni à Thêta, mais faire un dernier adieu aux farouches soleils. Sa dernière épreuve de vérité, la dernière clef qui lui donnerait la force de voler vers ce qui était impossible. C’était maintenant ou jamais. Il sortit du labyrinthe souterrain, strate par strate et ouvrit le sas sous les murmures inquiets de ces congénères, affolés de le voir sortir la tête sans scaphandrier. Le trompe-la-mort inspira une bouffée d’air caustique, dans ces brumes cuisantes souillées par la poix. Il n’avait jamais autant sentit la brûlure du feu sur sa peau. Il leva plus hardiment le chef, et comme la première fois où il avait fixé les prunelles noires de son ami, son œil transperça la première sphère de feu, Ethra. Il cligna un instant des paupières et se détourna d’elle pour saluer son cadet Moros à l’Est. Le rituel achevé, Sygma revint sous le dôme et referma la trappe, la cornée sèche et douloureuse. Les autres bossus s’attroupèrent autour de lui, estomaqués par sa folie. Ce brave Mu avait raison. De but en blanc. Il ne se passa rien. Pas la moindre petite morsure. Dire qu’un jour il l’avait cru méchant.
Encore exalté par cette parenthèse ordalique, il avançait sous les Serres, aveuglé par un halo rouge en persistance rétinienne. Mais voilà que ses nerfs optiques se mirent à palpiter furieusement de l’intérieur. Des élancements parcouraient sa face par vagues douloureuses. L’inflammation continuait à se propager et des reflux de sang coulaient de son nez et de ses oreilles. Sygma sentait en lui un incendie consumer son cerveau. Trop tard, maintenant il savait. A la vérité, Mu s’était servi de lui. Les vaisseaux sanguins se gonflèrent, Sygma se jeta par terre, en gémissant. Il avait eu besoin de lui à minima pour l’aider à mener ses plans, pour ne pas se faire virer. Mais dès le départ, il n’était sûrement pas prévu au voyage, se réservant l’approvisionnement et sa chance de survie. Et à présent, plus personne ne partirait d’ici. Le sang tambourinait furieusement contre ses tempes. Le mirage rouge grandissait en arborescence pulsatile, et toutes ses pensées s’entrechoquèrent confuses jusqu’à l’hémorragie. Le goût du fer envahit sa bouche pendant que ses cristallins se liquéfiaient, fondantes dans ses paumes, comme leur belle planète ardente. La forêt d’ombres envahit son cortex visuel, jusqu’à l’extinction de sa vie, lui laissant comme dernière étoile de ses prunelles, un soleil noir en orbite.

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