Hent ar baradoz

Dieu sait qu’elle l’aimait l’animal de son enfance, son tendre destrier. Dans sa famille, on cavale de père en fils, indocile et sans quartier. Les filles, interdites de verticalité, devaient bien se garder d’ôter les petites roues de leur bicyclette, les frêles échines n’en mèneraient pas large arcature. Privées d’audace, elles en devenaient toutes scoliosées. Seulement, elles pouvaient rouler en voiture. Char de voyage horizontal qui les protégeaient, laissant les ithyphalliques tutoyer l’immortalité. À présent, à l’âge où elle peut se téléporter, ces jeux stériles de guerre et de poupée elle n’en a cure, bien d’autres chevaux à fouetter, mater un tas d’images en liberté.

Elle se fond dans le ventre de métal chaud, à la prise facile, sa cadence hypnotique. Inquiète et enjouée, quand elle l’emmène en layons hasardeux. Elle se laisse porter. Petit à petit s’émancipe des bonnes manières, de l’automatisme et du rythme de croisière.
Mais quelquefois, au moment de changer de vitesse son pied dérape sur l’embrayage, elle s’embarrasse de l’entendre crier. Vibrations félidés sur le ronron des routes, changement de disque quand piaffe le coursier. Lorsque l’illimité devient la norme d’un point A à un point B, sa vision se déforme, alors que dans cette boîte elle se vit en sécurité. Immobile et tranquille, elle dedans, le paysage se défile.

Elle se sent mal aux abords de la ville. Croisements, dos d’âne crèves-pneus, écoles, passants. On la scrute, elle freine, elle fuite, se bloque, se bride, déborde sur les feux et les lignes, impatiente gamine. Quiconque s’abandonne au privilège du pilote se transforme en être affreux, possédé par l’hybris qui dégueule sur les gens, le pire enragé du volant. Ne surtout pas devenir comme ça, songe-t-elle, butant contre ses troubles qui la démangent tout le temps, et la grattent, et l’attristent dans ce pays qui pleure souvent. Ici il n’y a plus d’amour qui vaille. Entre les feuilles mortes et ses trottoirs glissants, il la retient et la répulse autant. Promesse de monts fertiles et de vert pur, après la lente submersion. Les gens vivent en dedans, patiemment entre quatre murs. Elle l’attend, elle a froid dans cette voiture. 

Un jour qu’elle craint de devenir reptile, elle ne souhaite pas se rentrer, ne plus vraiment y retourner. Aller de l’avant vers des lieux plus ardents qui réchauffent le sang. Pour cela, il faut passer sur les départementales escarpées et fumantes des monts qui flottent. Parcourir les sinueuses routes bordées de caresses de ronces, de griffes fougères, secrètement brumées de crachin filant. Sur ce départ en liesse, elle tire sur le volant. Le moteur force son râle. Elle en est toute désolée et roule plus doucement.

Quand une ombre maladive traverse, la peur sonne fin à l’ivresse  ! Elle n’a pas le temps de freiner que la silhouette tordue se dresse, percute le pare-chocs. La seconde est longue sous la pluie, la chose ne se relève pas. Claquement de portière affolée, constatation de l’affaire. Elle pense avoir vu un homme ce soir. Il n’y a là qu’une pauvre bête, un vieux griffon maigre et noir, un clebs de chasseur égaré. Elle va pour le caresser quand il se prit de spasmes d’agonie. Elle choisit de mettre fin à l’horreur et lève alors le pied sur le crâne de la bête. Se résigne. Ce n’est pas un lapin à qui on écrase la tête. Elle lui empoigne les pattes. Il lui mord la main. Elle le traîne sous la pluie et veut l’emmener loin. Une lampe en poche, elle l’emporte sur les passerelles suspendues des tourbières. Le yeun elez est une vraie carte postale la nuit, tourismes de lutins et attrape sorcières. Elle côtoie les flaques charbon, miroir d’étoiles entre les chevelures coupantes des carex et des joncs. En résistance, les crosses arborescentes fougères s’accrochent à ses pas et à ses chevilles. Elle frissonne un peu avant de balancer l’animal tout de go dans l’onde mélasse… un soulagement que leur sang mêlé n’excite pas les eaux. En tourbe, seule la gueule du chien tète la surface. Il se débat à peine et sombre sans remous.

Une rumeur circule entre les rhizomes, elle remonte jusqu’aux folioles bruissants du crime. La truffe à l’air, elle pouvait sentir toutes ces odeurs du bas aux cimes. Âcre, la pourriture du yeun au réconfort des résineux lointains. Ici ça sent l’ozone, les bruyères, l’asphalte trempée, et les spores des plantes-mousses lui rendent sa griserie promptement révoquée. Bientôt le sud, se dit-elle, les collines calcaires et ses cyprès romains. Mais il me faudra bien rouler sans pause pour arriver demain.           
Et là, comme en écho clair à son fantasme d’été, un feu follet répond au signe de sa torche. La lumière blanche se prend à teinter, petit à petit se rapproche. Inquiétante présence, car solitaire tout pouvait arriver. Elle a noyé le pauvre chien… et si elle-même partageait son destin ? Pas besoin d’être superstitieux pour craindre quelques drôles de rencontres à cette heure de la nuit.

Un homme solaire s’est ramené sur le champ, jeune effronté sur sa moto de silence. Un modèle lourd et racé. Constatant le sang au sol, l’encasqué s’assure : Rien de cassé ?
Elle tique à l’accent familier, et son allure chevalier un brin farfadet.
Il reprend. Tu es bonne à enfermer ce soir. Rentre chez toi avant qu’il ne soit trop tard.
Sa parole ne fait que l’exciter, réveillant là de vieux démons enfouis.
Le cimetière qui se fout de la charité, comme ça je m’en irais ?
Tu dois faire demi-tour. Comme toi, la voie est barrée.
Elle peste pendant qu’il remonte prestement sur sa bécane. Il doit tracer sans bruit jusqu’au fond du sud lui aussi. Elle jalouse le privilège à cet accès.

Les voltigeurs de son espèce se faufilent, comme des chevreuils ils sautent, se tortillent entre les lignes des véhicules, passent les barrages, dépassent les camions, transgressent les panneaux, les pays, creusent les limites entre ciel et terre, l’expansion des royaumes entre les hommes, les dieux. Effrénée, elle dérape à chaque virage. Cette voie barrée, elle s’y frayera coûte que coûte avec ses gros sabots. Nuit et route lui appartiennent. Elle veut le rattraper et lui glisser sa nique. Et défonce le barrage.
En s’énervant sur son fardier elle se sent le maltraiter, l’entendre se tordre et la gronder sous la carrosserie écorchée. Une tension furieuse la pousse à appuyer sur l’accélérateur, sous la lune, elle pouvait hurler et ne plus s’arrêter. Souffler, faire vrombir le moteur.  Dans les monts d’arrée, il y a des rondes de fées qui dansent jusqu’à la terreur. Et celles-ci tourbillonnent sous son capot, et dans son cœur. 

Toujours la pluie battante. Ses phares révèlent un véhicule dans le fossé. tout autour des piétons collent leurs visages aux vitres de la capsule, et d’autres alignés sous leur kways continuent à marcher au bord de la voie. Ils se retournent, et tous la scrutent à son passage. Elle continue plein pot. Ptéridomaniaques, pèlerinage d’amateurs de pavots, compteurs de pas perdus depuis longtemps, ils semblent pressés de fuir la rêve party. Les individus se fondent en masse grise coagulée, au rythme de sa vitesse. Mais elle augmente son flot, s’étalant sur la voie express. Le motard solaire est hors d’atteinte, bien loin à cette heure-ci. Libre comme l’air et agile, pas comme elle qui se coince, freine et évite une jeune femme de justesse. Celle-ci aux coulures marbrées sous les yeux en profite pour s’accrocher à son rétro. Elle agite son pouce et remuent ses lèvres séchées. Elles semblent la prier, “dépanne moi”, mais à l’intérieur elle n’entend pas,  rien que les gouttes de pluies en écho.
Et tous les pouces se lèvent et l’implorent, s’accrochent, puis cognent la voiture. La glace se fendille, un phare se grille. L’élan destructeur se calme un instant lorsque la terre se met à trembler. Elle avance et perce ce bouchon d’autant plus vite que les foules apeurées enjambent les parapets pour se tirer entre brousse et champs. 

Elle reprend de la vitesse, traverse les lignes et les averses. Ils sont là. Les grands cavaliers de la route, protecteurs des chauffards, messagers des Anaons. ça sent le benzène, ils arrivent en troupeau. D’autres temps, d’autres guerres, les armées fantômes des champs de bataille, tassés sur leurs machines rutilantes, des nuées de bourdons encuirés. Les motards hurlants la dépassent et disparaissent sous les feux des antibrouillards. Les dames blanches les attendent et s’entichent d’enpannés sur les voies de rabattement. Deux roues ou trois crevées, sans doute vont-ils rester longtemps. Elle se met à songer aux orgies des aires d’autoroute. Comme dans les légendes du Cap d’agde, mais ce sud de Caligula obscène n’était pas celui dont elle rêvait. 

Elle s’imprègne d’été, songe aux chemins découpés comme les accents, l’écorchure de ses mollets sur les bosquets de thyms gourmands, leurs odeurs franches comme l’azur d’en haut. Répit à l’ombre de l’antique fontaine face au petit colombarium sous un manteau d’aiguilles de pins. La caresse blanche et lisse du calcaire perforée par les baisers de la rivière. Le retour à la tombée d’orangée celeste sur le domaine des capitelles, bercé par la musique des cigales dans les pâturages séchés, tout en cachant des moustiques assoiffés de peaux de lait. C’est très cliché et bucolique, se dit-elle, un pays où on ne passe pas par quatre chemins. Pas comme ici d’une logique ni figue ni raisin, mi pomme mi sarrazin. 

Comme un amant humilié, le ciel lui tombe sur la tête. Il lui pleut des rainettes. Elle fulmine, elle se chauffe de ce climat odieux. Les batraciens sautent sur le tarmac, agglomérat de ventouses, cadavres gélatineux. Ils dégringolent de la carrosserie, les essuie-glaces étalent en demi-cercle cette bouillabaisse bleue. Elle rétrograde brutalement, secousse de l’embrayage, mauvaise manœuvre. Elle ne distingue presque rien, tente de fixer son regard pour mieux déjouer les sournoiseries du virage. Elle n’a pas vu que depuis longtemps, un autre char que le sien s’était immiscé dans son sillage ermite. Étrange intimité que de partager une route où il n’y a personne, faire d’un inconnu un compagnon de bagnole secoué par les mêmes nids de poule, sous protocole d’une respectueuse distance. Mais lui se hâte, cherche le carambolage, il colle au cul. Elle ne se laisse pas impressionner et freine. Sans le moindre remord, il klaxonne, la percute. Elle crie de rage. Il se place à son niveau vitre à vitre, elle ne peut pas voir pas son visage. Seulement, elle remarque qu’il conduit le même modèle que son attelage. Il l’accroche et lui fait manger l’accotement. La danse féérique continue. Elle veut le doubler et le semer, il ne cède pas la priorité. Et tous deux unis dans une tornade méphitique, souillent le brouillard de fracas et de pétrole comme des furies épiques. Elle casse le boîtier de vitesse. Il lui passe devant. Elle n’hésite pas un seul instant, et relève sa plaque d’immatriculation. Parcourue de frissons, elle voit double, les vivants et les morts dans cette foutue contrée aquatique ! Elle réalise un instant : le numéro est identique.

On arrête tout se dit-elle, mais sa caisse en avait décidé autrement. Plus de frein, de possible prise en main. Vengeresse, délivrée de ses chaînes et ses brides, son heure était venue. Le diable sous le capot, corrida impromptue en rodéo de tôles qui déploie ses airbags tout azimuts. Émerge à leur tour l’escorte des motards hurlants, ils encadrent sa frénésie mécanique. La douce amie d’acier d’autrefois ne veut plus se laisser faire, se laisser malmener, une vraie machine de guerre sans plus d’amortisseurs. Ses pneus boiteux rappent le goudron défoncé, à son tour elle ne prend de peine à l’épargner de chocs et de heurts. La passagère en tétanie se laisse traverser par les fantômes, au rythme endiablé du taureau préhistorique fumant d’hydrocarbures. Tout branlant, ses phares débiles s’agitent en un chaos métallique, louchent en biais sur les restes de bêtes écrasés. 

Une aube précoce fait front à l’automobile. Le soleil des frontières lève les vapeurs de la lune et purifie d’or l’horizon, incendiant le voile des spectres, des cavaliers. Elle se voit approcher du sud embrasé, de flammes hautes au-dessus de la ville endormie, telle une cathédrale en feu dans la nuit : feu les rivières, feu les champs d’oliviers, feu les pins, feu sur les braises des vignes, grappes noires du banquet, vin mortuaire cuit à point. Tapie au fond du monstre, portée par cette fougue baroque, elle n’a qu’une hâte, puisse-t-elle arriver avant ses cendres ! Captivée par cette icône en combustion, plus la caisse avance plus l’espace fuit. Midas de minuit à dos de Moloch.

Perché en haut de sa colline austère, un géant maigre tend le cou. Il tourne la tête à 360 degrés et en une fraction de seconde, l’éblouit comme un phare. Flashée par une girouette, elle s’est faite avoir ! Un coup d’œil au rétroviseur pour cerner l’étrange radar, livide, comprend que c’est un squelette. La vitesse a de malheureux que pour provoquer l’accident, il suffit de peu pour dérailler totalement, inattention, fatigue étonnement. Une pause toutes les deux heures est recommandée. Mais quand on croise l’ankou, il semble déjà trop tard, inutile de vouloir s’y dérober.
Machinalement le volant suit son regard et les pneus lisses n’en supportent pas l’écart. Sur la mixture d’essence et d’eau diaprée de bulles de savon, les roues patinent, s’engluent. Sang de grenouille en soupçon, elles moulinent d’un style Jésus aquaplaning. L’arcade s’éclate contre la vitre et c’est le tête-à-queue. S’arrête la chevauchée fantastique par monts et par tonneaux, la redescente est rude. La carcasse roule, défile devant les yeux écarquillés des enpannés et autres errants des haies. Les fougères n’en perdent pas une miette. Elle dévale et continue son embardée, les suspensions défoncées, elle dégringole dans le marais, qui l’avale sans la moindre vaguelette. Le pacte est scellé.

Au moment où s’éteint la vie, il paraît qu’on la voit défiler en tout un tas d’images, fragiles réminiscences émergées des oubliettes. Les yeux ouverts sous l’eau, nul rêve de ses printemps, pas de fantasme coloré et flottant, pas plus d’olympe promis devant. Elle ne saisit qu’un soleil grimaçant, trombinoscope du dernier blême paysage. Le vieux chien noir compatissait, ravi qu’elle le rejoigne dans les tréfonds. Plein d’espoirs de métempsychose, la bête comptait un peu sur sa générosité d’âme, pour remplacer celle qu’il devait au démon, celui qu’il avait fui ce soir-là. Elle lui devait une vie après tout, la meurtrière ne voyait pas le mal. L’Hadès ayant levé sa folie, plus de tourments, mais l’inertie dans la méditation des tourbes. La voilà au constat.


Elle n’avait jamais été dupe des vertiges chimériques d’en-haut, ou seulement à moitié. Entre pérégrination et égarement, il y a un pas pour la rêverie. La danse et au-delà la course. Encore un pas de plus pour mourir en rallye. Elle qui voulait s’affranchir de son horizontal condition, moins pour la gloire que sa sérénité, un paradis natal plus que les champs élysés, la tromperie revient au galop puisque c’est la mort verticale qui l’y attendait. À la vérité bien sûr c’est qu’il n’y a personne en haut, l’humanité réside en un seul et vaste purgatoire. Pour les autres, ses pères, ses frères, les motards, ni ciel ni enfer, mais l’héroïsme de comptoir. Quand ils crèvent, leurs ombres exaltées avertissent de l’issue de cette morgue. Vanité. Pour tous ceux qui carambouillent, pas un agent, une ligne, une patrouille, un panneau ne les arrête. Ils se mêlent au trafic ininterrompu des Anaons. Seule la gravité fait loi et se répète contre leurs attentats prétentieux… En vain, elle les ramène les pieds sur terre, dans une chambre d’hôpital, en fauteuil roulant, ou au cimetière. Là tout n’est qu’ordre et sûreté, paix calme, et sécurité, la pesanteur est dieu.

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