Au pays des colonnes

Au pays des colonnes, chacun vient facilement s’y consoler. On sait plus difficilement le quitter. Sans voir le temps défiler, une macule apparaît entre les grains de beauté. Le charme se fait insidieusement ravage, il colle bien à la peau. Même l’immortalité finit par se gâter.
Dans un autre pays, j’habitais un quartier excentré, perdu entre trottoirs et pommiers que la saison chargeait de nuages de moineaux. Depuis mon séjour, j’avais oublié ce qui me tenait ici. La fenêtre de ma chambre donnait vue sur un muret de crépis blanc. Il y surgissait l’ombre des cyprès romains, droits comme des anges de tombeaux. Je partageais de calmes matins en compagnie de ces silencieux voisins. J’en avais même oublié le gardien, friand de jardins japonais.
J’aimais visiter son domaine aux allées épurées et fleuries, animé par le rire des enfants de l’école d’à côté. Un enclos de paix, d’arbres en fleurs, de rosiers, tout en couleur entre les chemins de galets. Le lieu que je préférais était sans nul doute la petite aire aménagée, teintée de nostalgie latine. J’avais l’habitude de me reposer sur l’un des bancs adjacents. Quatre colonnes corinthiennes délimitaient le sanctuaire. Amusante anecdote, sur chacun de ces troncs de pierre, un nom floral vernaculaire : Iris, Ancolie, Silène, Achillée. A son côté dans le bassin, de petites carpes se fouissaient sous la coupe des nénuphars, au bon plaisir des rêveurs. Cette invitation à la sérénité ne suffisait pas à éluder ma question. Pourquoi encore devoir revenir ici ?
Un jour cuisant d’été, assommée par la clarté du ciel, je fermais l’œil sur le vœu d’obtenir la réponse à mon énigme. Nous étions un dimanche midi et l’ombre se trouvait rare à cette heure-ci. En cherchant un peu de fraicheur, au milieu des colonnes je m’étais assoupie.

Au réveil, tout avait changé. Plus de muret ni de cyprès. M’avait-on répondu ? Minuscule, j’étais tombée dans le creux d’une vallée aux nuances de porcelaine anglaise. Elle me semblait si familière. L’étendue se bordait de collines de mousse encore détrempée de larmes vespérales. Sur ces vallons déserts se perchaient des colonnes lointaines. Eparses. La douceur de cet endroit, beau comme un poème, en faisait oublier sa désolation. J’avançais là, en me perdant dans ce paysage de vertèbres solitaires qui avaient poussé, droites ou penchées, corinthiennes ou ioniques, aux volutes, cannelures, délicatement moulurées à la façon des nuages. Même les bosquets de roses mouillées écartaient leurs épines, invitant aux caresses.
La seule anamorphose qui résistait, ce lierre sauvage et sombre, comme une chevelure emmêlée. Il s’agrippait aux mamelons de lichens pâles encadrant cet espace. Pas de bruit, pas d’animaux ni personne dans ce pré. L’aurore nimbait la vide vallée.

Autour de moi, je retrouvais à leur prénom floral mes compagnes d’albâtre. Les piliers crèmes du sanctuaire s’étaient écartées… Je m’étonnais de leurs nouvelles courbes, allures de silhouettes féminines, chacune sa personnalité. Les chapiteaux reposaient sur leur tête, ornementées de feuilles d’acanthes. Achillée, Silène, Ancolie, Iris, les quatre sœurs de pierre. Toutes avaient bien changé. La première cariatide se dressait, corps nubile et fuselé, dans une courte tunique de course, les bras croisés. La deuxième se tenait assise. Plus matrone et la coiffure sévère, elle était drapée d’une ample stola. La troisième, courbée, ouvrait la paume de ses mains vers moi. Son regard vif me transperçait, comme un masque de théâtre antique sans savoir si de sa harangue s’était interrompue farce ou tragédie. La dernière, aux traits doux et ronds, enveloppée dans une longue étole, maintenait contre elle une cruche d’eau. Elle regardait ailleurs… là où l’horizon se perdait entre les tertres moelleux, une lumière brouillée et diaphane tamisait les abords d’un fleuve sombre. Il me paraissait être le nœud de son désir, qui aviva le mien : cette couche suspendue en plein milieu des eaux d’encre. Au bout de branches noueuses et millénaires, des grappes de glycines s’accordaient en baldaquin, dispensant leurs généreuses exhalations. Les lins de ce ciel de lit se balançaient doucement. Ils effleuraient le courant en excitant le bal des demoiselles irisées. Irrésistiblement, il m’attirait, et m’appelait au repos le plus opaque qui soit. Celui où ne se posait plus de question. Non, non, alertait une voix en moi. Mais à peine je décollais vers le piège, que cette harmonie fumeuse, entêtante me faiblissait. L’énergie me quittait. Alors, tout près des caryatides, je me suis endormie une nouvelle fois.

Au second réveil de minuit, les déesses avaient quitté leur socle. La vallée renaissait avec moi. Elle partageait en écho les chants des oiseaux, les rires des enfants, comme si leurs ombres faunes reprenaient du jeu la nuit. Sans en savoir plus sur ce que je faisais ici, je m’aventurais entre les massifs de buis et de camélias ronronnants. L’agitation des feuillages me surprit. Achillée en sortit.
La jeune fille me tendit sa main. Elle m’invitait à sa course. Moi qui aimait courir, je partageais son jeu dans ces espaces aérés, à laquelle serait la plus rapide. Les sentiers clairsemés dans lesquels je m’abandonnais laissèrent place à une foison impénétrable. Notre cadence ralentissait. Les herbes hautes, ronces et branches nues vigoureuses se rejoignaient en arche de tunnel boisé. Achillée me rejoignait en riant, sautillant de biais pour ouvrir un passage dans les orties, sans se soucier d’écorcher flanc et mollets. Je devais brûler tout autant sous les fuseaux piquants, mais je m’inquiétais davantage de ses blessures d’enfant. Indifférente, elle suivait son empressement à m’emmener sur quelques lieux cachés. Comme dans mes souvenirs d’antan, vestiges de cabane à secrets ?
Mais ici encore des colonnes penchées. Une pièce qui serait à ciel ouvert, si les lianes serpentines n’avaient pas décidé de s’engouffrer dans le moindre vide. Elles se balançaient comme des mambas noirs entortillés aux voûtes crayeuses et trouées d’humidité. Sous les flaques sombres et les feuilles mortes, un sol en marbre rose parcouru d’éclats de nacre. Des grandes vasques de fleurs aux plantes qui semblaient plus tenir du chiendent que de jolis massifs de graminées. Des arbustes vulgaires aux feuillages dentées et aux arômes piquants relevaient leur esprit indomptés.
Au centre, éclairé par des rayons de lune, je découvrais un bassin comme ceux des thermes anciens. Suite luxueuse délaissée de Vénus, héritage désuet que j’imaginais encore disputé jalousement des servantes. Je me rappelais du fard de ces bouquets de boutons fanés que je conservais depuis des lustres. C’était l’esprit familier du pot-pourri.
Dans ce bain, l’écume verte se troublait régulièrement par quelques gouttes de pluie qui perlaient du surplombant entrelac végétal.

Attentive à mon ébahissement, la jeune fille encore un peu essoufflée s’adossa à la colonne et commença à fouiller tendrement les cheveux. Elle m’épouillait des débris de tiges, et démêlait mes nœuds en me peignant à travers ses longs doigts poudrés de sang. Je me laissais soigner dans l’humidité pénétrante. Mes poumons se chargeaient en brume. A la fin de son tressage, pour chaque épi de ma coiffure, elle ajoutait une fleur timide arrachée au mur.
Puis elle fouilla les poches de sa tunique pour amasser au creux de ses mains des pépins d’or et autres graines irrégulières de ce jardin. J’approchais mon nez de ces trésors offerts à mon attention. En un petit rire, elle souffla sur les semences volatiles que j’inspirais brutalement. Ma respiration se saccada en spasmes de grandes douleurs.

Une stature matrone se montra dans l’encadrement sans porte, comme un fantôme. La juvénile se figea sur place et s’enfuit sans crier gare en renversant des vases de vivaces, pendant que j’essayais de contenir discrètement mes éternuements. Je supposais là une histoire de fief gardé à cette entrée si répulsive.
Silène semblait habituée au lieu, de la façon qu’elle avait de vaquer dans la pièce. Elle s’affairait aux plantes qui trempaient dans des coupes. En constatant les bris de poterie et la terre dispersée dans sa pépinière, elle fronça ses sourcils arqués. À l’aide d’une petite faucille, elle préleva les aromates récupérables de ce désastre, décapita des têtes de narcisses.
Je me sentais intruse en ces lieux. Au moment où je croyais pouvoir m’éclipser, sans en avoir l’air, elle m’avait cerné. J’eus peur de subir ses foudres quand elle s’imposa. Elle constata plutôt l’écorchure de ma joue causée par mon escapade. De sa canéphore, quelques larmes d’onguent capiteux furent déposées sur la plaie. Silencieusement, elle m’invita à admirer son herboristerie : mellifères dentelées aux feuilles coupantes comme des rasoirs, dépareillant de leurs aimables têtes à pétales, odeur d’absinthe amère. Son jardin tenait plus du chiendent que du massif d’agrément. Sur le grand établi en marbre colonisé par la mousse, des onguents et des fioles, petits contenants vitrés, des décoctions en pause millimétrée. A la place des incessants éternuements, du poumon au ventre, un éclair m’irradiait.

Me voyant coupée en deux par cet inconfort fulgurant, le visage de cette femme s’adoucit. A présent elle me tendait un bol de tisane aux accents prononcés de tanin. Je me laissais éponger le front et m’allongeais sur un divan calcaire, la tête penchée vers le vide. Je vomis du plus profond de mes entrailles. Incroyable que de cette nouvelle extraction puisse s’animer la vie ! Un petit têtard blanc glissait sur les algues du parvis, se créant un chemin de flaque en flaque. Dans le sillage de sa fuite s’écoulait avec lui mon mal. Pourtant ce soulagement se substitua en une tristesse inexplicable quand je le vis s’éloigner vers un monde qui n’était pas le mien. Comme une mère mutique, Silène veillait à mes côtés. L’habitant de mon reflux suivit son cours, retrouvant une embouchure vers le fleuve noir. Vers le lointain royaume d’Iris.

Un cri déchira le voile nocturne du ciel. Telle une banshee échevelée, Ancolie au teint de gypse passa la tête sous l’ogive d’une fenêtre encombrée :
-Tu serais morte de la farce d’Achillée si tu ne l’avais pas fait, dit-elle à grande voix.
Il ne leur manquait plus que la parole, me disais-je à propos de ces femmes statues. Ancolie faisait exception. J’ignorais que j’avais affaire ici à ce genre de babil. Je me demandais quel jugement ses semblables portaient sur sa capacité au verbiage là où tout est tranquille. Qu’importe cette tare d’hybride, j’avais enfin quelqu’un pour répondre à mes questions. Mais elle ne m’en laissait jamais le temps.
Peu intimidée par sa sœur, elle s’invita à mon chevet. Des coquelicots me poussaient dans la bouche, je mâchais leurs pétales molles. Les coccinelles tapissaient mes bras. mon corps se prenait à une fête phéromonale. Ses grands yeux écarquillés me fixaient.

– Iris attend encore un petit elle aussi. Cette fois-ci, serait-ce permis ? Viens-y, va la voir…
Ancolie se leva, tournoyant dans l’espace. Elle s’appuya sur le rebord d’un faux balcon saturé de tiges et de lierres. De cette fenêtre avec elle, j’appréciais le lit paisible et bourdonnant de l’affluent. Il débouchait sur un étang au bas flot et aux rives diffuses. La bavarde finit par me pousser vers la sortie pendant que Silène s’affairait à ses enfants sauvages. Je ne l’avais même pas remercié, songeais-je.

Ni une ni deux, sous le nez de mon nouveau guide, Achillée me sauta dessus et m’entraîna à toute allure dans une forêt d’herbes folles. Son excitation me faisait peur, j’essayais de m’en défaire. Une force inattendue s’exprimait de sa poigne. Elle avait prise sur moi. Je la repoussais. Si elle me lâcha, c’était bien parce qu’elle le voulait. Elle avait fini de jouer. Sans moi, son corps aux ombres minérales suivait sa course sur les sentiers inhospitaliers. Elle me lança un regard noir avant de s’enfoncer sous les rideaux de lierres. Il me fallait m’extirper de son territoire au plus vite. Je craignais la bestialité que j’avais attisé. En me penchant sur ce ravin, j’y découvrais que sa passion n’avait nul fond.

Au milieu de la mare, je rattrapais mon guide. Ancolie se penchait sur la couche d’Iris, le lit bourdonnant et mauve qui m’avait tant appelé quand le soleil se trouvait haut dans le ciel. Sereine, les voiles laissaient transparaître sa silhouette ronde comme une pleine lune. Dans l’eau sombre, deux petits embryons, mi-humains mi-batraciens tournoyaient dans l’onde. Je repérais le mien que je connaissais de cœur, né de mes fluides et de semence de fleurs. Fragile, il avait déjà bien poussé, mais il restait aussi petit qu’un ravioli. Je perdais de vue sa danse entortillée sous une ombre du rivage. Celle-ci appartenait à une des présences inquiétantes au-dessus de ces eaux, à l’un des quatre fossiles crocodiles. Gardiens titanesques, ils encerclaient le lagon. S’ils ouvraient la gueule, ce lac serait siphonné. Comme l’enfant qui rejoint son lit et vérifie bien que dessous, aucun monstre n’habitait ici, je voulais m’assurer de plus près de leur sommeil de pierre. Afin d’apprivoiser ma peur et de jauger leurs impressionnantes écailles immergées sous un tapis de lentilles d’eau, je marchais à pas de velours entre les papyrus qui se saluaient sous mon passage.

– Ils n’ont pas ouvert les yeux depuis plusieurs millénaires, souffla Ancolie comme pour répondre à ma question. Je lui en voulais de souffler sur les braises de ma terreur.
– Comme des volcans endormis, sans crier gare, reprit-elle de plus belle.
Le cœur serré d’effroi, je voulais qu’elle se tût. Il me fallait m’éloigner de sa voix.
– Ici n’est pas un paradis. Il ne faut pas croire.

Une distraction heureuse s’annonça quand les mélopées sirènes d’iris se firent entendre. Elles me détournaient des folies d’Ancolie. Je persistais à vouloir palper l’eden sur les hauts du sommier d’Iris, son alcôve flottante et voilée au vent. Elle chantait, enchantait les petites créatures translucides, qui tournaient encore et encore, se mettaient en vie. J’apprenais à chanter avec elle moi aussi, des chansons sans mots, des filaments de mélodies. Peut-être allaient-ils m’aider à me souvenir de ma vie d’avant. À la croisée des domaines d’Achillée et de Silène, toutes les caryatides finissaient par se retrouver sur la même scène, à écouter leur sœur horizontale. Entre les ronces prolifères de mûres sombres, le regard salé d’Achillée surveillait la mare. Silène allait et venait pour ses cueillettes médicinales. Et l’air se mit à changer. Elles se pétrifiaient sous la métamorphose de cet étang. J’assistais avec elle à l’opéra de la déliquescence, commenté par Ancolie en arrière :  » ce ne sera pas pour aujourd’hui. »
Un liquide laiteux coulait de la natte d’iris. À son contact, le lac se ternit. Les plantes d’eau piquaient du nez, elles aussi contaminées. Le vivant se retirait dans ses pénates.
Sur le lit aux glycines, Iris blanche et faible perdait de sa fredonne magique. Elle vira violacée. Un des foetus amphibiens flottait, immobile. Mort. Angoisse, où était passé mon familier ? Il nageait à vive allure, coursé par le venin. Je me ruais dans la mare pour lui éviter le même sort. Telle une soude agressive, le poison me mordit les cuisses. Mes paumes formèrent un vase et je déplaçais le petit être dans le creux d’un arum, près de la rive opposée. Je m’arrachais de ce tombeau liquide. Il me fallait attendre la dissolution de cette morgue pour le laisser aller sans danger. Iris diffusait ses hormones de putréfaction au-dessus d’elle, comme les feux d’artifices d’une vesse de loup écrasée. Ancolie désolée se trouvait à mon côté, murmurant : “elle va se refaire encore.”
J’étais persuadée que le sale coup venait d’Achillée, l’hostile mal-aimé. Mais je n’avais plus peur d’elle car Silène veillait. Sa présence maternelle suffisait à la tenir éloigner.

Le survivant se lovait sur le flanc des crocodiles. Il se transformait. Dans le prolongement de son corps gluant, des jambes commençaient à se dessiner au milieu de sa longue queue de triton. Tout palpitant, un petit bourgeon coronal venait lui aussi à poindre. Sa tête d’enfant des mares respirait sous l’eau. Je l’aimais toujours de loin, et lui ne s’attachait pas à mes soupirs. Seules les cantabiles le captaient quelques instants.
Plus les mélodies passaient, plus de longues tiges aériennes, ombrelles de feuilles en soucoupe s’épanouissaient de son crâne transparent. Il était fier de sa première fleur de lotus. Alors il s’approchait toujours un peu plus de la berge. Il restait plus souvent près de mon rivage. Il ne s’effrayait plus de mes mouvements et se familiarisait à mon visage.
Pendant ce temps, comme le phénix, Iris reprenait ses couleurs, son teint immaculé et sa respiration. Des lys d’eau naissaient de ses larmes et le cours retrouvait sa chevelure ébène et limpide. Le lac reprenait sa splendeur et son hospitalité. L’enfant-rhizome devenait le joyau de cette mare, les oiseaux venaient boire des perles d’eau offertes sur ses coupes hydrophobes. Un cortège de carpes le suivait, se cachant sous son royaume végétal. Quand je me promenais vers d’autres rivières ou affluents, il me suivait et partageait mes voyages, entre les collines pâles.
Je n’avais toujours pas de réponse à ce que je faisais ici. Ce que je savais, c’est que je ne voulais pas le laisser seul là, au milieu du danger assoupi.
– C’est interdit, chuchota Ancolie.
Mais je n’écoutais pas, tout comme j’en oubliais les mouvements des caryatides qui se faisaient colonnes. C’était trop tôt de toute façon, me disais-je, il est encore trop immature pour respirer à plein poumons.Ses petites jambes ne s’étaient pas encore développées entièrement. Il ne serait pas viable pour rejoindre la surface.

Je ne me lassais jamais de voir s’épanouir d’autres boutons en majesté, couronne de pétales chatoyantes au-dessus de sa tête. Une fois flétrie, il en repoussait toujours plus. C’était mon œuvre et les habitants de pierre se firent songeurs à l’égard de notre unité. Une rumeur courait dans l’air. La promesse de magie, de remèdes et de fluides. Là où il passait, les libellules tombées aux prises de l’eau trouvaient la force de se redéployer. Quand les nénuphars venaient à virer en feuilles mortes sous les nouveaux poisons d’Iris, ils contractaient leurs capillaires, retenant toute leur sève en apnée. La mare résistait aux assauts de mort. Quelque chose ne tournait pas rond, il soufflait un vent de transgression. Je ressentais le malaise des colonnes, face à cette vie inconvenante, trop affriolante. Tout comme l’indécente vitalité des rires d’Achillée qui exhibait sa jeunesse. Je pensais à elle, et je remarquais que le lierre sauvage avait gagné du terrain. Ils recouvraient les tapis moussus des vallons, enserraient les crocodiles de pierre et commençaient tout juste à s’accrocher au piloti de la caryatide allongée.
L’enfant grandissait, et en même temps que lui la fleur centrale du sommet de son crâne enflait. De toutes, elle était la plus imposante. Ses étamines ondulaient comme les tentacules d’une anémone.

L’œil de Silène différait d’avant. D’austère, il s’emmiellait un peu plus vers moi, toujours en quête de remèdes et de baume au cœur. Son urne en terre cuite tendue, elle réclamait la panacée. Rien n’avait jamais manqué à la collection de sa pharmacopée, sauf aujourd’hui. Ma dette envers elle était immense, à la mesure de sa forme obélisque qui dominait toute la mare. Elle me pesait un sacrifice sur le front et je n’avais pas le choix.
L’être-rhizome apprivoisé dansait en toute confiance autour de moi. N’aie pas peur. Sur son sépale charnu, le lotus fut cueilli. Entre mes mains, il palpitait comme un cœur. L’onde rentra par sa tige blessée, noya sa couronne brisée, envahissant tous ses réseaux. L’enfant coulait au fond de l’eau.
Ancolie se désola : – les secrets de Silène soignent autant qu’ils tuent. Plus mère que nous, elle les dévore tout cru.
En l’écoutant enfin, il se dévoila : je n’avais pas remarqué sa pupille crocodile. Elle ne se suffirait pas d’un fétiche. Je fuyais l’étang dans la marée de lierres et de grimpantes qui m’écorchaient la peau. Le réveil fut brutal. Les Sobeks titans arrachèrent leurs liens jusqu’à déliter les rives limoneuses de leurs amas racinaires. Les berges s’effondrèrent. À ma recherche, ils me coursaient et je pensais les semer sur le territoire d’Achillée. Les bois denses et serrés, dédale enchevêtrés de hêtres et de pins. Mais rien n’arrêtait leur appétit antédiluvien ! Entre les trous de souris je passais, mais en vain, car obstacles et troncs, pas un sur leur passage ne résistait. Bientôt la frontière se faisait sentir, les arbres se faisaient pilastres blancs. Une rangée me barra le chemin. L’occasion était trop belle pour les reptiliens.

Quand les gueules béantes fondèrent sur moi, des flèches transpercèrent les mâchoires. Leur statures colosses s’affaissèrent lourdement. Ce bestiaire s’engourdit en tremblements de rocs. Il se posait là comme une montagne au milieu des âmes farouches qui s’indignaient : que venez-vous briser l’harmonie de ce bois ! Achillée rutilante chevauchait les ombres et les troncs, elle était partout, son visage de furie, elle voulait ma peau et purifier ce jardin. À dos de guépard, de taureau ou de lycaon, à la main lances et flèches planaient sur les vallons. Oiseaux, rires et ombres garçons, tous s’étaient éteints sous la menace de la plus jeune des sœurs.
Je cherchais refuge dans la vallée déserte et mouillée. Je ne voulais plus savoir ce que je faisais là. Je réalisais à quel point toutes ces fleurs étaient toxiques. Sauf une, peut être, l’étrange qui jacasse comme une pie. Ancolie, la porteuse de voix, aide-moi à échapper de cette arène cruelle !
– Le labyrinthe est mon landau. Hors-scène tu y seras à l’abri. Quant à y sortir d’ici…
Trop tard, j’empruntais une allée de hauts buissons de roses, de gardénias de tubéreuses aux odeurs de terre profonde. Dépôts de camélias sanglants, barbarie de violettes, spectatrices de mort. Au seuil de ce maquis, les grondements des bêtes, barrissements, rugissements sanguinaires et impuissants. J’avais peine à me convaincre que seuls leurs cris pouvaient pénétrer l’espace clos. Le tapage de mon cœur résonnait plus fauve qu’eux. À m’assourdir, je me tapis dans un coin en attendant que l’orage passait. J’avais tellement peur. Je priais Ancolie de me sauver. Il me fallait avancer. Je parcourais les sillons bruissants et torturés. Le labyrinthe s’enfonçait sous terre comme un escalier. Je m’enfonçais dans ce caveau et ses allées de buis sombres en oubliant les cris. Glaçante fut la descente, je ne voyais guère. À part sur le chemin, une procession de petits scarabées qui venait m’éclairer. Je ne savais où ils allaient. Des petits soldats spectres en file, dont le miroir des carapaces reflétait des masques de squelettes. En me fondant dans leurs orbites, je cherchais la bonne étoile qui m’avait protégée.

– Où est le centre ?
Yeux dans ses yeux de pierre, elle me fit comprendre. Comme elles, je ne pouvais plus m’exprimer, la langue de grès dans son étui de chair. Quand toutes mes questions remontaient, je voulus lui demander ce qu’elle faisait, qui elle était, où elle m’emmenait. J’en avais perdu les mots et n’entendit plus le moindre petit écho de mes paroles dans la tête. Au centre, ce mystère, il y avait une colonne. Ma colonne. Une trêve de douleur, l’oubli. Remonter les empreintes d’Ariane, le fil des scarabées, les galets du parc et les miettes du Petit Poucet. Pesante moiteur, senteur moisie. Lentement, le charme se dissipe. Éblouie par une lampe, je devine une vieille dame au regard désolé. Je suis encore dans le parc, au milieu des colonnes. Il fait bien nuit noire. Elle me prend la main et m’aide à me relever.
– Je suis la femme du gardien. Il est tard, maintenant il faut rentrer.
Dans ses bras, je ne peux me retenir de pleurer.
Le jour se lève. De ma fenêtre, tout est plus silencieux aujourd’hui. Le temps des vacances scolaires, les rues sont vides et estivales. Cavalcades de ballons de baudruches qui s’enfuient d’un anniversaire. Je me parle à moi-même. Ce cimetière, dont je connais les recoins par cœur, je ne veux pas y retourner. Pourquoi encore, puisque je n’ai pas de cendres à éparpiller. Je n’ai pas de nom à murmurer, entre Ancolie, Iris Silène et Achillée. Juste une fleur, pour une ombre au ventre à laquelle songer. Dans mon jardin du souvenir, c’était un jour particulier.

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